
Le petit Franz Liszt au piano
Si tous les musiciens écrivaient de la musique comme Satie, les virtuoses seraient en chômage.
Après la lecture du très bon bouquin publié par l’Université Lumière Lyon « Défense et illustration de la virtuosité » qui présente des textes réunis par Anne Penesco, il me semble utile de faire le point sur le concept de virtuosité instrumentale – notamment pianistique –, qui profita généreusement aux œuvres du XIXe siècle. Ça fait donc un sacré bail qu’on joue vite. Surtout depuis Liszt.
« Si tous les musiciens écrivaient de la musique comme Satie, les virtuoses seraient en chômage ». Cette phrase de Jankélévitch est tirée de son ouvrage consacré à Franz Liszt.

Le petit Satie par Picasso
La virtuosité est initialement liée au phénomène romantique.
Phénomène de passions assumées ou contrariées, de déchirements destructeurs, d’outrances mégalo, d’emportements calculés, d’extravagances digitales – gratuites ou pas, à la mesure du talent du compositeur –, mais aussi de profonds recueillements, d’humeurs spleenétiques, de tendresse sans mesure, d’amour pour son prochain (écoutez comme c’est beau et comme je vous rends heureux devant tant de beauté).
Le romantisme, c’est donc un sentiment qui exclut la tiédeur, au profit d’états extrêmes (syndrome du Plus-plus, encore Plus). Excès, surabondance et trépidation, mais pas que.

Plus, toujours Plus, Francesco Hayez, 1859
Les grands virtuoses du XIXe siècle ont imprimé à la musique pour piano un renouveau technique, donc stylistique. Liszt, première star référencée dans le monde du show-business, a inventé le concept du récital « Le concert, c’est moi ! ».
Je joue seul, je suis la vedette, regardez-moi, écoutez-moi, aimez-moi, admirez-moi, moi, moi, je, je. (je vais pour ma part moi-même continuer de rédiger cet article à la 1re personne, après tout un peu d’auto-admiration ne peut nuire ni à vous ni à moi).
La mode des récitals
C’est d’ailleurs le petit Franz qui a inventé le placement moderne du piano sur l’estrade, clavier à gauche, avec le couvercle ouvert dirigé vers la salle.
Jusque-là, les artistes en concert se partageaient le boulot et ne jouaient que des extraits de leurs œuvres : Monsieur Untel jouera le 1er mouvement de sa célèbre sonate en Mib, puis il accompagnera Madame Machin, qui chantera un extrait de la célèbre Romance en G de Théodule Truc. Monsieur Muche interprétera au violon sa toccata en C puis le 2e mouvt. de son concerto pour violon en Gm, accompagné au piano par M. F. Chopin, qui nous amusera pour finir de quelques valses de sa composition.
Donc, je disais que Liszt a lancé la mode des récitals, aidé cependant par des pianistes qui firent rayonner leurs gammes-fusées dans toute l’Europe, tels Moschelès, Thalberg, Kalkbrenner. On prend les airs d’opéra à la mode et on les assaisonne de gammes et arpèges fulgurants. On compose aussi des fantaisies qui mettent en valeur le jeu du virtuose.

Le petit Franz sans son piano
Le piano devient le symbole par excellence de la virtuosité transcendante.
Je pose alors la question : si le répertoire du pianiste romantique se révèle en grande partie virtuose, son savoir-faire, de plus en plus pointu, ne va-t-il pas favoriser des stéréotypes d’écriture ?
Réponse : oui.
Dans les fameuses études de bravoure, le pianiste-compositeur s’invente et s’impose, en grand spécialiste de son instrument, de redoutables difficultés dont il va répéter – plus ou moins musicalement – le schéma.
C’est par la répétition que l’écueil deviendra routine. Il se construira aussi un inventaire systématique, quasi encyclopédique, introduisant dans son morceau différents obstacles à franchir (gammes en tierces + gammes en octaves, arpèges inversés + sauts d’accords, etc.).
Le degré d’excellence est égal au degré d’exhibitionnisme.
Le romantique se dévoile de manière exacerbée et impudique à travers ses cavalcades digitales. Adieu le XVIIIe siècle !
Je pose la 2e question :
Les superpouvoirs des pianistes prétendent-ils au but esthétique ? La musique est-elle oubliée ?
Réponse : oui et non.
Chez Liszt, il semblerait que la technique spectaculaire déployée serve le plus souvent le but esthétique. Je ne trouve pas que dans le prodige absolu qu’est sa sonate en Bm, une note est de trop. Liszt atteint ici le sommet dramatique de son œuvre pour piano. Dans une partie de sa production, notamment quelques arrangements d’airs à la mode – exercice marketing obligé des virtuoses – on peut trouver quelques passages de pure virtuosité que certains trouveront superfétatoire.
Comme dirait le petit Bach en parlant de son clavier, j’oserais tempérer le propos de ceux qui jugent de deux manières :
- C’est mieux écrit que la plupart de ses confrères virtuoses (Chopin hors-concours, bien sûr)
- Vous n’imaginez pas à quel point c’est jouissif pour un pianiste de carburer à la quadruple croche. Plaisir physique personnel qui, bien géré, sera transmis au public jubilatoire.
Jouer vite
La vélocité ne devrait donc pas agir comme seul composant de la virtuosité.

Mazeppa, étude pour 3 mains.
On va certes utiliser les ingrédients nécessaires à la recette, accords martelés aux mains jointes, effets de « « 3e main » comme dans l’étude Listienne Mazeppa écrite en partie sur 3 portées, valeurs rapides en octaves, en tierces ou sixtes parallèles, soutenues par une ambidextérité à toute épreuve.
Une approche novatrice du geste, donc, mais pas seulement, car le pianisme virtuose, s’il a ouvert la voie à la puissance, a su nous séduire par la recherche d’une certaine plénitude, par l’usage d’opulentes résonances, par l’emploi des vibrations graves dans le bas du clavier (Écoutez les Funérailles de Liszt), encore par le puissant vecteur émotionnel que procure la technique de la pédalisation.
Avant le romantisme, la musique était pensée en termes d’harmonie et de mélodie. Je ne parle pas du temps reculé du grégorien, mais de celui de Mozart et ses amis de la génération précédente et contemporains : avant le petit Mozart, les partitions n’indiquaient pas forcément quel instrument serait dédié à telle partie, faisant montre d’interchangeabilité.

Amédée Mozart
Même chez Amédée, il arrivait qu’on remplace un instrument manquant par un proche parent (en timbre ou en tessiture).
Pari bien impossible aujourd’hui avec nos grands orchestrateurs qui ont tout prévu pour que ça sonne comme il faut. Imaginez-vous remplacer un timbre d’instrument chez Ravel ? On parle ici de virtuosité orchestrale, non plus seulement en qualité de jeu véloce, mais de traitement des timbres, donc de traitement sonore.
Car il s’agit bien là encore d’une invention romantique : la recherche du « son », qui nous impose une nouvelle acuité d’écoute et nous oblige à réévaluer notre perception, alors même que le musicien a réévalué ses moyens d’exécution.
La virtuosité est alors celle des timbres, des registres, des empilements de masse sonore, des procédés d’écriture contrapuntiques complexes – voie ouverte par Beethoven. Comme l’instrumentiste a progressé, il peut exécuter une nouvelle forme de musicalité, inédite jusque-là.
L’orchestre virtuose
L’orchestre virtuose n’est pas en reste avec le doué Berlioz. La virtuosité des timbres se conjugue ainsi à l’aspect purement véloce et le son devient virtuose au même titre que le débit de notes à la minute.

Prochain billet sur Berlioz, coming soon !
Il ouvre ainsi la voie en libérant l’orchestre, lui permettant de s’envoler vers des cimes insoupçonnées jusque-là, notamment par l’utilisation de la masse orchestrale. Les cuivres peuvent jouer fort tout en conservant un son clair (grâce entre autres aux progrès liés à la révolution industrielle et aux nouveaux procédés de fabrication des instruments). Cette masse sonore autorise des effets novateurs virtuoses, grandioses, impressionnants.
Les cordes s’envolent et notamment les contrebasses, qui ne jouent plus à l’unisson poum-poum, mais sont divisées (dans la symphonie Fantastique) en 4 groupes distincts.
Nous étudierons plus avant le style de Berlioz dans un prochain billet.

Le petit Ravel a froid
On trouve chez Ravel une concordance entre son génie de l’orchestration et celui de l’usage du timbre au piano.
En effet, dira-t-on que les glissandos rapides (au piano) qui parsèment par exemple le concerto pour piano en G indiquent un usage purement virtuose, alors qu’en réalité ils accompagnent dans un halo impressionniste le déroulé des accords aux trompettes bouchées, accentuant de fait la douceur des timbres qui, dans un crescendo inéluctable, main dans la main, vont finalement aboutir à l’exposition du thème aux trompettes senza sordina.
Une belle leçon de virtuosité au service de la musique, n’est-ce pas ?

Playmate des années 20 écoutant Jeux d’Eaux du sympathique Liszt
Un troisième type de virtuosité existe, au service de la musique descriptive.
Il s’ agit d’imiter par des moyens techniques des instruments ou des bruits, comme chez Liszt, avec ses Jeux d’eau faits d’arpèges diaphanes, de battements de notes, de trilles exacerbés – ou un jeu de clochette – avec la redoutable Campanella et sa pédale de ré aigu en doubles croches qui implique un déplacement ininterrompu de la main droite en des sauts pas très commodes. Là encore, les nouveaux moyens techniques sont mis au service de la musique seule.

CONCLUSION
La visée créative des outils du virtuose nous éloigne autant de la vacuité qu’elle nous rapproche de la poésie de l’indicible, de l’impalpable et du fugace.
Robert Schumann écrivit à Liszt que ses études [d’exécution transcendante] ne pouvaient être jouées dans le monde que par une dizaine de pianistes. Ce qui était certainement vrai à cette époque ne l’est plus de nos jours, puisque la moindre gamine de conservatoire de région en fin de cycle est capable de jouer Feux follets et Mazeppa.

Teotronica le robot et ses 19 doigts, l’avenir du piano
La virtuosité, mise entre de vrais mains musicales, prodigue à coup sûr un halo de bonheur, mais peut devenir une bouffonnade sous certains doigts. Pour finir, je citerai en cela le pire pianiste que j’ai entendu à ce jour : un fichier Midifile quantifié qui « interprète » une étude de Liszt, au secours !
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